L’actualité française est agitée. Au-delà du pléonasme, cette agitation est entretenue par une pléthore d’études d’opinion censées prendre le pouls de la société française en permanence. En appliquant les règles du marketing à la vie publique, on voudrait gouverner sur la base de sondages. Drôle d’idée.
Les outils numériques permettent aujourd’hui de produire des études d’opinion à grande vitesse. Et chacun a forcément été sollicité un jour ou l’autre pour répondre à des enquêtes par Internet. La pratique est banalisée mais on s’interroge peu sur cette profusion de sondages et sur ce qu’ils disent de la manière de gouverner aujourd’hui.
- Je t’aime moi non plus
- Le sondage est d’abord une activité liées aux entreprises.
- Un marché dopé par les médias et surtout les chaines d’info
- La manière de poser la question compte plus que la question elle-même
- La démocratie représentative s’affaiblit quand les sondages sont trop nombreux
- Des politiques devenus accros
- Sondages et études
- Epilogue
Je t’aime moi non plus
Depuis des semaines on entend sur tous les tons que 70% des français sont contre la réforme des retraites et que 90 % des actifs la rejettent. L’ampleur des manifestations semble donner raison à ces études. Mais l’absence de recul critique est tout à fait étonnante. Il n’est pas vraiment surprenant que les gens répondent Non au fait de travailler deux ans de plus pour le même prix. De ce point de vue, la vraie surprise est plutôt dans les 10 % qui sont favorables à la réforme…
Mais les mêmes qui utilisent les sondages pour défendre un point de vue sur un projet à un instant T, leur dénient toute légitimité en période électorale quand ils ne leur sont pas favorables. A chaque élection le procès des sondeurs est instruit : « ils se trompent tout le temps » « ils n’ont rien vu venir » « il faut réglementer l’usage des sondages » . Mais une fois les élections passées, l’industrie du sondage repart de plus belle sur tous les sujets. C’est ainsi que tous les jours des études d’opinion livrent l’avis des français sur à peu près tout, leurs préférences politiques, leurs goûts culinaires…
Le sondage est d’abord une activité liées aux entreprises.
Les Américains l’ont inventé, les autres l’ont adopté. L’écrasante majorité des sondages est destinée aux entreprises. il s’agit d’abord de positionner (ou repositionner) un produit, d’asseoir ou de lancer une marque. Les objectifs poursuivis sont commerciaux et ces enquêtes d’opinion ne sont jamais publiées. Le principe est simple : à partir d’un échantillon représentatif on extrapole un résultat, avec des méthodes tout à fait sérieuses, à l’ensemble de la population. Et pour prendre en compte les évolutions sociologiques (et démographiques) les sondeurs procèdent à ce qu’ils appellent un « redressement ». Les sondages sont des outils éprouvés et efficaces.
Un marché dopé par les médias et surtout les chaines d’info
Même si le chiffre d’affaires des sondeurs est essentiellement fourni par la clientèle des entreprises, la notoriété est garantie par les médias. Les sondeurs sont donc désormais présents de manière quasi permanente sur les chaines d’information en continu. Ils alimentent toutes sortes d’émissions qui, sans les enquêtes d’opinion, seraient vides. Et ces enquêtes ont parfois de l’intérêt. A tel point que les représentants des sondeurs sont devenus de bien meilleurs analystes politiques que les journalistes. Ces derniers se bornent aujourd’hui à des commentaires et des potins, alors que les sondeurs ont des analyses beaucoup plus poussées, grâce à leurs données.
La manière de poser la question compte plus que la question elle-même
Les questions sur les intentions de vote sont claires et c’est là que les sondeurs recueillent les critiques. Sur les questions sociétales en revanche, les choses se compliquent mais c’est là que les sondeurs sont les moins contestés. Le sondage numérique favorise les réponses à l’emporte pièce et largement influencées par le contexte. Les français sont-ils pour la taxe carbone ? Oui à une large majorité… juste avant que ne déboulent les gilets jaunes. Etes-vous prêts à payer plus cher une alimentation de qualité ? Oui et encore oui ! Mais les achats de nourriture bio sont en baisse. Faut-il réduire la fiscalité ? Mille fois oui ! Faut-il plus de services publics ? Deux mille fois oui !.. Faut-il limiter l’immigration ? Oui. Mais faut-il préserver les valeurs d’accueil de la France ? Ah, d’accord aussi. Bref, selon la manière de poser la question, on obtient à peu près ce qu’on veut. Curieusement, les sondages du Figaro ravissent ses lecteurs, ceux de l’Humanité aussi mais… on ne rédige pas les questions de la même manière.
La démocratie représentative s’affaiblit quand les sondages sont trop nombreux
Il est de bon ton de vilipender aujourd’hui la démocratie représentative, les élus déconnectés… Mais est-on sûr que les sondages apportent des solutions ? Le comble de l’absurde est atteint à l’occasion des interventions du Président de La République (quel qu’il soit). Quelques heures après l’intervention on cherche déjà la réponse à la question qui tue : « les français ont-ils été convaincus ? » Parmi les sondés, on trouve ceux qui ont regardé le discours et… ceux qui ont simplement lu les réactions sur les réseaux sociaux, ou même seulement entendu parler.. . Ainsi chaque citoyen doit être capable de dire de but en blanc s’il a été convaincu sur l’aide à l’Ukraine, le niveau de prélèvements obligatoires ou la réforme de l’apprentissage.
La logique est celle du « tout se vaut » et tout le monde peut répondre à tout. A quoi bon des experts puisqu’il suffit de demander l’opinion de n’importe qui au bar ? A quoi bon élire des représentants qui travaillent des dossiers si chacun est compétent sut tout ? Le micro trottoir comme outil de l’action publique. Pas sûr que la démocratie y gagne quand ce qui compte c’est d’abord l’air du temps. La démocratie c’est une délibération collective, pas une addition de « moi je ».
Des politiques devenus accros
Les décideurs politiques sont devenus accros aux sondages. Ils ne peuvent plus s’en passer et s’entourent de gens (pas forcément désintéressés) qui cont censés trouver la réponse à la grande problématique récurrente de l’action publique : « ce que veulent les français ». Dès lors on peut faire varier des politiques publiques au gré du vent car personne n’a jamais trouvé « ce que veulent les français » qui ne constituent pas une catégorie homogène. Cette quête est chimérique.
Sondages et études
Le défaut du sondage réside pour une part dans son immédiateté alors que l’étude s’attache au long terme. De nombreux organismes, CEVIPOF, CREDOC, Ministères… produisent des enquêtes d’opinion sur le long terme avec des échantillons très larges. Les instituts de sondages y sont d’ailleurs le plus souvent associés. Ces enquêtes permettent de réintroduire du long terme dans l’action publique et de mieux mesurer des évolutions. Elles mettent en lumière des dynamiques et pas simplement des réactions à chaud. Ce sont de véritables outils d’aides à la décision associant chercheurs et techniciens du sondage.
Epilogue
Les outils numériques permettent de multiplier à l’infini les enquêtes sur tous les sujets. Ce sont des outils qu’il ne faut surtout pas mépriser et il est parfaitement vain de vouloir bloquer leur développement. En revanche l’exigence de qualité et de prise de distance n’est pas inutile. Et dans cette affaire ce n’est pas l’institut de sondage qui est en cause mais bien davantage ceux qui commandent ces trop nombreuses enquêtes sur tout et son contraire. Ce qui pourrait être une simple aide au gouvernement d’une société peut avoir l’effet inverse : la rendre ingouvernable.