Un nouveau métier est en train d’apparaître dans l’édition française : sensitive reader. Mais encore ?
Une traduction littérale donne à peu près : lecteur de sensibilité ou lecteur en sensibilité. Certains proposent, avec une petite pointe d’ironie : lecteur sensible… L’objet de cette nouvelle profession : relire, avant publication, les livres en cours d’élaboration pour y déceler ce qui pourrait mettre mal à l’aise et « offenser » telle ou telle minorité. Curieux métier qui est pourtant en passe de se développer rapidement dans un univers où les identités de toute nature prennent une place de plus en plus importante et veillent à être « respectées ». Et cette fois, ce n’est pas le monde numérique qui est l’accusé. Alors, sensitive reader, à quoi ça sert ?
Sensitive reader, une importation d’Amérique du Nord
La profession est très répandue aux USA et les éditeurs font appel régulièrement aux services de ces « lecteurs » pour éviter que les communautés minoritaires ne soient blessées par la lecture de propos qui seraient discriminants, sexistes, racistes, homophobes, grossophobes, etc. L’argument avancé est qu’il s’agit simplement de relecteurs spécialisés comme il y en a toujours eu dans l’édition. La seule différence, de taille quand même, est qu’il ne s’agit pas de veiller simplement au réalisme des situations d’un roman, à la crédibilité et aux erreurs techniques, mais de vérifier que les propos tenus ne viennent pas heurter la sensibilité du lecteur de telle ou telle communauté. L’argument américain est d’éviter les stéréotypes, les appropriations culturelles… et finalement d’aider les auteurs, notamment en matière de littérature pour la jeunesse. Un autre argument, moins avancé, est aussi d’éviter les polémiques dont les réseaux sociaux sont friands.
Sensitive reader : une forme de censure ?
Au-delà de toutes les bonnes intentions affichées, au-delà des différences avec la société américaine, beaucoup s’interrogent. Entre lecteur sensible et lecteur censeur, quelle est la frontière ? Les maisons d’édition qui ont recours aux services des sensitive readers indiquent qu’il ne s’agit pas de censure mais d’amélioration de la qualité des productions littéraires. L’exercice reste quand même d’un équilibre périlleux. Dans un roman, il y a des personnages différents. Faudrait-il que tous ces personnages aient des propos conformes au respect de toutes les minorités ? De quel type de littérature parle-t-on s’il n’y a pas d’excès ? Parle-t-on du propos général d’un livre ? Mais alors, comment juger de sa conformité à des principes qui relèvent de… la morale, laquelle varie grandement selon les individus.
Evidemment, le reproche qui est fait aujourd’hui aux sensitive readers, est d’être les gardiens d’un nouvel ordre. Le débat sur le wokisme (toujours pas vraiment défini d’ailleurs) n’est jamais bien loin. S’agit-il de lutter vraiment contre les discriminations ou d’imposer une vision du monde qui bannit l’offense dans les rapports sociaux ? Doit-on recourir à un sensitive reader à Charlie Hebdo ? Doit-on relire les classiques du passé à l’aune de nos principes d’aujourd’hui, lesquels se démoderont aussi ? Faut-il pratiquer la retouche littéraire comme on le fait avec Photoshop pour certaines images ? En résumant grossièrement, d’un côté on évoque la censure, de l’autre on insiste sur le respect. Vaste débat.
Un monde renversé
Habituellement, c’est la technologie qui est accusée de tous les maux : totalitarisme numérique, surveillance généralisée… Dans le cas des sensitive readers, c’est le bon vieux monde analogique qui est à la manoeuvre. Pas d’outil numérique sophistiqué mais… du crayon et du papier (et la paire de ciseaux d’Anastasie ajouteront certains.). C’est la littérature et la bande dessinée qui sont dans le collimateur. A partir de l’affaire Bastien Vivès au festival d’Angoulême, on peut relire beaucoup d’auteurs et faire tomber des têtes. Ce pauvre Gotlib (paix à ses cendres) pourrait devenir très incorrect aux yeux d’aujourd’hui. Et un grand nombre de livres, de pièces de théâtre sont susceptibles d’être réinterrogées sur la base de la « lecture sensible »
La poussière sous le tapis
Toujours au nom de nobles causes on en vient parfois à cacher le réel. On croit régler un problème en effaçant ses représentations. La réalité est plus complexe, sauf à vouloir appauvrir la littérature au point de ne plus y trouver aucune liberté de création, fut-elle dérangeante, voire choquante. En luttant contre les stéréotypes on risque d’ajouter… d’autres stéréotypes en pensant que le lecteur doit être guidé, tenu par la main. La réalité est plus triviale : il y a beaucoup d’hypocrisie à penser que le réel n’existe plus quand on le cache.
Epilogue
On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments disait Jeanson. On ne combat pas efficacement les discriminations en les effaçant de l’activité artistique. Au contraire, peut-être faut-il faire apparaître les préjugés pour les combattre intelligemment. Le choix des discriminations est aussi parfois arbitraire. Il en reste une que tout le monde pratique allègrement, même ceux qui se veulent le fer de lance de la militance : l’âgisme. Vous pouvez vous moquer méchamment des vieux tant que vous voulez, ça marche très bien. Et sans polémique sur Twitter.